CHAPITRE DIX
La maison était en émoi. Rita était complètement affolée à l’idée de partir en Égypte. Oscar devait rester pour s’occuper de la demeure. Il aidait les cochers à descendre les malles dans l’escalier.
Randolph et Alex avaient une discussion plus qu’animée avec Julie et tentaient de la persuader de ne pas se rendre en Égypte.
Pendant ce temps, l’énigmatique M. Reginald Ramsey était attablé dans le jardin d’hiver et engloutissait un formidable repas tout en buvant verre sur verre. En même temps, il lisait le journal, ou plutôt deux journaux à la fois, si Elliott ne se trompait pas. De temps à autre, il prenait un livre dans la pile posée à même le sol, le feuilletait à toute allure comme pour y rechercher quelque détail important et le rejetait négligemment à terre.
Elliott était installé dans le fauteuil de Lawrence, dans le salon égyptien, et il assistait, silencieux, à cette scène. Il jetait parfois un coup d’œil à Julie, dans l’autre salon, et parfois à M. Ramsey, qui se savait observé, mais s’en moquait bien.
L’autre témoin silencieux était Samir Ibrahaim, perdu parmi la profusion de feuillages du jardin d’hiver.
Julie avait appelé Elliott plus de trois heures auparavant. Il était entré immédiatement en action. Et il savait plus ou moins ce qui allait se passer, alors même que tout se jouait dans le salon.
« Tu ne peux tout de même pas partir en Égypte avec un homme dont tu ne sais rien, dit Randolph qui s’efforçait de ne pas hausser le ton. Tu ne peux entreprendre un tel voyage sans un chaperon adéquat.
— Je ne le permettrai pas, Julie, ajouta Alex, pâle et exaspéré. Je ne vous laisserai pas partir seule.
— Arrêtez, je vous en prie, leur dit Julie. Je suis adulte et je m’en vais. Je saurai prendre soin de moi. Et puis Rita sera tout le temps avec moi. Ainsi que Samir, le meilleur ami de père. Je ne pourrais avoir de meilleure protection que Samir.
— Ni l’un ni l’autre ne font un compagnon de choix, et tu le sais fort bien. Je trouve cela tout à fait scandaleux.
— Oncle Randolph, le bateau part à quatre heures. Il est temps de quitter la maison. Nous avons des affaires à régler, n’est-ce pas ? Je vous ai fait préparer un pouvoir par un avoué afin que vous puissiez diriger librement la Stratford. »
Silence. On touchait enfin au cœur du problème, se dit Elliott. Il entendit Randolph s’éclaircir la voix.
« Je suppose que c’est nécessaire, ma chérie. »
Alex chercha à prendre la parole, mais Julie lui fit poliment signe de se taire. Y avait-il d’autres papiers que Randolph désirait lui faire signer ? Il pourrait les lui adresser à Alexandrie et elle les lui renverrait par retour du courrier.
Satisfait de constater que Julie partirait en temps prévu, Elliott se leva et se dirigea vers le jardin d’hiver.
Ramsey dévorait des quantités surhumaines de nourriture. Il prit l’un des trois cigares qu’il avait allumés et tira dessus, puis revint à son pudding, son rosbif et ses tartines beurrées. Une histoire de l’Égypte moderne était ouverte devant lui, au chapitre intitulé « Le massacre des mamelouks ». Son doigt parcourait les lignes à toute allure.
Elliott se rendit soudain compte qu’il était entouré par la végétation. Il fut presque surpris par la taille de la fougère derrière lui ; un immense et lourd bougainvillier bloquait en partie la porte. Seigneur, que s’était-il donc passé ici ? Chaque plante semblait vouloir sortir de son pot, et le lierre courait partout au plafond.
Elliott chercha à dissimuler son étonnement, bien que personne ne le regardât en cet instant, et cueillit une belle-de-jour bleu et blanc. Il la contempla longuement, puis il leva les yeux et son regard rencontra celui de Ramsey.
Samir sortit de son état méditatif. « Lord Rutherford, permettez-moi…» Puis il s’arrêta comme s’il ne savait quoi dire.
Ramsey se leva et s’essuya soigneusement les doigts à la serviette de lin.
D’un air absent, le comte glissa la belle-de-jour dans sa poche et lui tendit la main.
« Reginald Ramsey, dit-il. C’est un grand plaisir. Je suis un vieil ami de la famille Stratford. Je suis un peu égyptologue, à ma façon. C’est mon fils, Alex, qui doit épouser Julie. Peut-être le saviez-vous ? »
L’homme ne le savait pas. Ou peut-être ne comprenait-il pas. Le rouge lui monta aux joues.
« Épouser Julie ? » dit-il à voix basse. Puis, avec une feinte gaieté : « Il a beaucoup de chance, votre fils. »
Le comte regardait la table chargée de mets – il ne pouvait s’en empêcher – et la végétation luxuriante qui filtrait les rayons du soleil. Il observa l’homme qui se tenait devant lui, l’un des plus beaux qu’il eût jamais vus, certainement. Et ses yeux, ah ! des yeux qui devaient rendre folles les femmes. Ajoutez à cela un sourire charmeur, et l’on obtenait un mélange détonnant.
Le silence devenait gênant.
« Ah, le carnet », dit Elliott. Il chercha dans son manteau. Samir le reconnut immédiatement, c’était évident.
« Ce Journal appartenait à Lawrence, expliqua Elliott. Il contient des informations très intéressantes sur la tombe de Ramsès. Des notes sur un papyrus laissé par le pharaon, semble-t-il. Je l’ai emporté l’autre soir. Je dois le remettre en place. »
Le visage de Ramsès se figea brusquement.
Elliott se tourna, s’appuya sur sa canne et se dirigea péniblement vers le bureau de Lawrence.
Ramsey l’accompagna.
« Vos douleurs aux jambes, lui demanda Ramsey, existe-t-il une… médecine moderne pour cela ? Il y avait un vieux remède égyptien. L’écorce de saule. Il fallait la faire bouillir.
— Oui, répondit Elliott en le regardant droit dans les yeux. À notre époque, nous appelons cela de l’aspirine. » Il sourit. « Où vous trouviez-vous pendant toutes ces années pour ne pas avoir connaissance de l’aspirine, mon cher ? Nous la produisons de manière synthétique, et ce mot vous est familier, j’en suis persuadé. »
Ramsey ne se troubla pas et se contenta de plisser un peu les yeux.
« Je ne suis pas un scientifique, Lord Rutherford, répondit-il. Je suis plutôt un observateur, un philosophe. Ainsi donc vous appelez cela aspirine. Je suis très heureux de l’apprendre. Peut-être ai-je passé trop de temps dans des pays lointains. » Il leva les sourcils d’un air presque amusé.
« Les anciens Égyptiens avaient des médecines bien plus puissantes que l’écorce de saule, n’est-ce pas ? » poursuivit Elliott. Il regarda les pots d’albâtre alignés sur la table. « Des médecines puissantes – des élixirs, pour ainsi dire – qui pourraient venir à bout de maux autrement plus sérieux que mes douleurs aux jambes.
— Les médecines puissantes ont leur prix, répliqua Ramsès avec calme. Leurs dangers, dirais-je plutôt. Mais vous êtes un homme hors du commun, Lord Rutherford, et je suis certain que vous ne croyez pas à ce que vous avez lu dans le carnet de votre ami Lawrence.
— Mais si, j’y crois. Parce que, voyez-vous, je ne suis pas moi-même un scientifique. Peut-être sommes-nous tous deux philosophes, vous et moi. Je me pique d’être une sorte de poète, car c’est surtout en rêve que je me laisse aller à l’errance. »
Les deux hommes se dévisagèrent en silence pendant un instant.
« Un poète, répéta Ramsey dont le regard semblait vouloir prendre la mesure de son interlocuteur. Je vous comprends, mais vous dites des choses très inhabituelles. »
Elliott s’efforçait de ne pas céder. Il sentait la sueur tremper sa peau sous sa chemise. Le visage de cet homme était si bienveillant…
« J’aimerais vous connaître, lui avoua soudain Elliott. J’aimerais… apprendre… beaucoup de vous. » Il hésita. Les yeux bleus le fixaient avec une telle intensité. « Peut-être au Caire ou à Alexandrie aurons-nous le temps de parler. Nous pourrons peut-être faire plus ample connaissance à bord.
— Vous venez en Égypte ?
— Oui. » Il se rendit dans le salon et se plaça à côté de Julie, qui venait de tendre un document signé à son oncle. « Oui, reprit Elliott d’une voix forte afin que tout le monde l’entendît. Alex et moi partons tous les deux. J’ai réservé des places sur le même navire dès que Julie m’a contacté. Nous ne pouvons tout de même pas la laisser partir seule, n’est-ce pas, Alex ?
— Elliott, je vous ai dit non, dit Julie.
— Père, je ne savais pas…
— Je sais, ma chère, dit Elliott, mais je ne puis me satisfaire d’une réponse négative. En outre, c’est peut-être pour moi la dernière occasion de revoir l’Égypte. Et Alex ne s’y est jamais rendu. Vous ne nous refuserez pas ce plaisir. Y a-t-il une raison pour laquelle nous ne puissions partir tous ensemble ?
— Oui, je suppose que je devrais voir ce pays, dit Alex, complètement perdu.
— Ta malle est déjà chargée, dit Elliott. Allons, dépêchons-nous ou nous allons tous rater le bateau. »
Julie le regardait avec une fureur silencieuse.
Ramsey eut un petit rire.
« Ainsi, nous allons tous en Égypte. Je trouve cela passionnant. Nous bavarderons à bord, Lord Rutherford, comme vous semblez le souhaiter. »
Randolph tapota la poche de son manteau où il avait rangé le pouvoir.
« Voilà qui résout tous les problèmes, n’est-ce pas ? Fais un agréable voyage, ma chérie. » Il embrassa tendrement sa nièce sur la joue.
Ce rêve, à nouveau, mais il ne pouvait s’éveiller. Il se tourna dans le lit de Daisy, le nez enfoui dans l’oreiller odorant bordé de dentelle. « Ce n’est qu’un rêve, murmura-t-il, il va cesser. » Mais il voyait la momie marcher sur lui en traînant derrière elle ses bandelettes souillées. Il sentit les doigts se refermer sur sa gorge.
Il voulut crier, mais cela lui fut impossible. Il suffoquait, les linges crasseux l’étouffaient.
Il se tourna à nouveau, repoussant les couvertures. Il tendit le bras et sentit des doigts qui l’enserraient.
Il ouvrit les yeux et découvrit le visage de son père.
« Oh ! mon Dieu », murmura-t-il.
Il retomba sur l’oreiller. Le rêve le retint prisonnier encore un instant, puis Henry frissonna et regarda son père penché au-dessus de lui.
« Père, gémit-il, qu’est-ce que vous faites ici ?
— Ce serait plutôt à moi de te poser cette question. Sors de ce lit et va t’habiller. Ta malle t’attend dans un fiacre qui va te conduire aux docks P&O. Tu pars en Égypte.
— Pas question ! »
Randolph ôta son chapeau et s’assit à côté du lit. Henry tendit la main pour prendre ses cigares et ses allumettes, mais son père l’en empêcha.
« Tu vas m’écouter. J’ai à nouveau les choses en main et j’ai bien l’intention de ne pas me laisser déposséder. Ta cousine Julie et son mystérieux ami égyptien partent cet après-midi pour Alexandrie. Elliott et Alex les accompagnent. Tu seras également du voyage, comprends-tu ? Tu es le cousin de Julie et, par conséquent, le seul compagnon qui lui convienne. Tu veilleras à ce qu’il n’y ait pas le moindre bouleversement, que rien ne vienne empêcher le mariage de Julie et d’Alex Savarell. Tu veilleras aussi à ce que… cet homme ne nuise en rien à la fille unique de mon frère.
— Cet homme ! Vous êtes fou si vous croyez que je vais…
— Je te coupe les crédits et je te déshérite si tu ne m’obéis pas ! » Randolph baissa le ton et se pencha vers son fils. « Je suis sérieux, Henry. Je t’ai toujours accordé tout ce que tu me demandais, mais si tu ne fais pas tout ce que j’exige de toi, je te fais chasser du conseil d’administration de la Stratford Shipping. Je supprimerai ton salaire et tes revenus personnels. Tu vas prendre ce bateau. Tu surveilleras ta cousine et tu feras en sorte qu’elle ne s’enfuie pas avec cet Égyptien à la beauté scandaleuse ! Tu m’informeras régulièrement de tout ce qui se passe. »
Randolph tira une enveloppe de son gilet et la déposa sur la table de chevet. Il y avait une grosse somme d’argent à l’intérieur. Henry s’en aperçut tout de suite. Son père se leva.
« Et ne me câble pas du Caire que tu es sans le sou. Reste à l’écart des tables de jeu et des danseuses du ventre. J’attends une lettre ou un télégramme dans moins d’une semaine. »
Hancock était hors de lui.
« Elle part pour l’Égypte ! cria-t-il dans le téléphone. La collection est toujours chez elle ! Comment peut-elle nous faire ça ? »
Il fit signe de se taire à l’employé de bureau qui était venu le trouver. Puis il raccrocha violemment le récepteur noir.
« Monsieur, les reporters sont encore là, c’est toujours à propos de la momie.
— Je me fiche de la momie ! Cette femme part en voyage et laisse le trésor dans son salon comme s’il s’agissait d’une collection de poupées ! »
Elliott se tenait à côté de Julie et de Ramsey. Accoudé au bastingage, il regardait Alex embrasser sa mère au pied de la passerelle.
« Je ne suis pas ici pour jouer les mères poules » dit Elliott à Julie. Alex embrassa à nouveau sa mère, puis se hâta de monter à bord. « Je veux seulement être à vos côtés au cas où vous désireriez quelque chose. Ne vous en affligez pas, je vous en prie. »
Mon Dieu, il était vraiment sérieux. L’expression du visage de Julie lui était douloureuse.
« Mais pourquoi Henry vient-il avec nous ? Je ne veux pas de sa compagnie. »
Henry était arrivé quelques instants auparavant sans un mot aimable pour qui que ce fût. Il était aussi pâle et aussi lamentable que la veille.
« Oui, je sais, soupira Elliott, mais c’est votre cousin, ma chère, et…
— Elliott, je vous en prie. Vous savez que j’aime Alex, je j’ai toujours aimé, mais un mariage avec moi n’est peut-être pas l’idéal pour lui. J’ai toujours été très claire à ce sujet.
— Je sais, Julie, je sais. Mais votre ami…» Il fit un geste en direction de Ramsey, qui se montrait extrêmement intéressé par l’activité portuaire. « Comment ne pas nous inquiéter ? Que devons-nous faire ? »
Elle ne pouvait pas lui résister. Cela n’était pas nouveau, d’ailleurs. Une nuit, plusieurs mois auparavant, alors qu’elle avait bu trop de champagne et beaucoup trop dansé, elle avait confié à Elliott qu’elle était plus amoureuse de lui qu’elle ne l’était d’Alex. S’il avait été libre et lui avait demandé sa main, l’affaire eût été réglée sur-le-champ. Bien entendu, Alex avait cru qu’elle plaisantait, mais il y avait eu dans son regard quelque chose qui avait énormément flatté Elliott. Ce regard, il l’entrevoyait en ce moment précis, mais lui-même n’était pas le moins du monde sincère.
« Très bien, Elliott », dit-elle. Elle l’embrassa sur la joue. Il aimait cela. « Je ne veux pas faire de mal à Alex. »
Le sifflet à vapeur retentit avec force. C’était le dernier appel des passagers. Les visiteurs quittaient les salles de réception et redescendaient à terre.
Soudain, Ramsey arriva sur eux à toute allure. Il prit Julie par le bras et la fit tournoyer comme s’il ne sentait pas sa force. Elle le regarda sans comprendre.
« Julie, les vibrations ! Je dois voir ces moteurs. »
Le visage de Julie s’adoucit. On eût dit contagieuse l’excitation de l’Égyptien.
« Mais bien sûr. Elliott, excusez-moi, je dois conduire Rams… je veux dire M. Ramsey dans la salle des machines, si cela est possible, bien entendu.
— Si vous me permettez », dit Elliott en faisant signe à un jeune officier en uniforme immaculé qui venait de déboucher sur le pont.
Alex défaisait déjà ses malles quand Elliott entra dans le petit salon qui séparait leurs cabines respectives.
« C’est plutôt agréable, non ? » dit Elliott en portant son regard sur le mobilier. C’était Édith qui s’était chargée de faire les réservations.
« Vous avez l’air fatigué, père. Je vais demander qu’on nous apporte le thé. »
Le comte se laissa glisser dans un petit fauteuil mordoré. Du thé, c’était une bonne idée. Mais quel était ce parfum ? Y avait-il des fleurs dans la cabine ? Il n’en voyait pas. Il n’y avait que la bouteille de champagne dans son seau et les verres disposés sur le plateau d’argent.
Et puis il se souvint. C’était la belle-de-jour qu’il avait cueillie dans le jardin d’hiver.
« Rien ne presse, Alex », murmura-t-il. Il fouilla dans sa poche, trouva la fleur et l’approcha de son nez. Les pétales ridés se défroissèrent et la fleur apparut dans toute sa splendeur. Il l’écrasa dans sa main.
Alex parlait à nouveau, mais Elliott ne l’entendait pas. Il se contentait de regarder stupidement la belle-de-jour.
Il leva les yeux pour voir Alex reposer le téléphone.
« Le thé sera là dans dix minutes, dit Alex. Mais qu’y a-t-il, père ? Vous êtes blanc comme un…
— Non, ça va, ce n’est rien. Je vais aller me reposer. Appelle-moi quand le thé sera servi. »
Il se leva, les doigts toujours refermés sur la fleur.
Quand il eut fermé la porte de sa cabine, il s’y appuya. La sueur lui coulait dans le dos. Il ouvrit la main. Les pétales avaient retrouvé toute leur vigueur et la fleur semblait plus belle que jamais. Il la regarda longuement. À la base de la fleur, un fragment de feuille verte se déroula lentement.
Il se tourna vers le miroir. Le comte de Rutherford, homme grisonnant et quelque peu handicapé, mais toujours assez beau malgré ses cinquante-cinq ans. Il lâcha sa canne et passa sa main gauche dans ses cheveux.
Il entendit Alex l’appeler. Le thé était servi. Il tira son portefeuille et écrasa à nouveau la fleur avant de la ranger dans l’étui de cuir. Puis il se pencha lentement et ramassa sa canne.
C’est dans un semi-brouillard, semble-t-il, qu’il regardait son fils lui verser du thé.
« Vous savez, père, dit Alex, je commence à croire que tout va s’arranger. J’ai bien regardé Ramsey. Il est beau, je vous l’accorde, mais il est trop vieux pour elle, non ? »
Comme c’était amusant, ce grand palais de métal qui flottait sur les eaux. Et ces petites boutiques, cette salle de banquet et cette salle de bal où joueraient des musiciens !
Et ses appartements ! Jamais, alors qu’il était roi, il n’en avait eu de si beaux à bord d’un vaisseau ! Il riait tout seul alors que les stewards sortaient des malles les affaires de Lawrence Stratford.
Samir referma la porte dès qu’ils furent partis, puis il sortit de son manteau une grosse somme d’argent.
« Cela satisfera vos moindres désirs pendant longtemps, sire, mais vous ne devez pas tout montrer en même temps.
— Oui, mon loyal ami. On pratiquait déjà ainsi lorsque je m’éclipsais du palais étant enfant. » Il rit à nouveau avec exubérance. Il ne pouvait s’en empêcher. Le paquebot abritait même une bibliothèque et un petit cinéma, sans compter toutes les merveilles dissimulées sous le pont. Et les membres de l’équipage, hommes doux et élégants aux manières de gentlemen, lui avaient dit qu’il pouvait se rendre où bon lui semblait.
« Votre pièce de monnaie valait beaucoup plus, sire, mais je ne pouvais pas vraiment me permettre de discuter.
— N’y pensez plus, Samir. Quant à votre estimation de Lord Rutherford, vous étiez dans le vrai. Il croit. Je dirais même qu’il sait.
— Mais c’est Henry Stratford qui offre le plus de dangers. Une chute depuis le pont quand le navire est en haute mer ne serait que justice.
— Cela n’est pas sage. La paix de l’esprit de Julie en serait affectée. Plus j’apprends de choses sur cette époque et mieux j’en comprends les complexités, ses concepts de justice extrêmement développés. Ils sont romains, et plus que cela encore. Nous devons surveiller les activités de M. Henry Stratford. Quand sa présence sera devenue vraiment pénible aux yeux de sa cousine, sa mort sera peut-être le moindre de deux maux. Vous n’aurez pas à vous en occuper ; je veillerai moi-même à cela.
— Bien, sire. Mais si, pour quelque raison, vous ne voulez plus accomplir cette tâche, je serai plus qu’heureux de tuer cet homme de mes mains. »
Ramsès rit doucement. Comme il l’aimait, celui-là ! Téméraire et honnête, patient, si intelligent.
« Nous devrions peut-être le tuer tous les deux, Samir, dit-il. Mais, en attendant, je meurs de faim. Quand participerons-nous à ce grand banquet sur des nappes roses parmi les palmiers en pot ?
— Très bientôt, sire, mais je vous en prie… faites attention.
— Ne vous inquiétez pas, Samir, dit Ramsès en lui prenant la main. J’ai déjà reçu des instructions de la part de la reine Julie. Je ne dois manger qu’un plat de poisson, un plat de volaille et un plat de viande. Pas tous en même temps, bien entendu. »
Ce fut au tour de Samir de rire.
« Êtes-vous encore malheureux ? lui demanda Ramsès.
— Non, sire, je suis très heureux. Ne soyez pas déçu par mon allure ténébreuse. J’en ai plus vu dans ma vie que je ne l’aurais jamais rêvé. Quand Henry Stratford sera mort, je n’exigerai plus rien d’autre. »
Ramsès hocha la tête. Avec Samir, son secret serait à tout jamais protégé, il le savait, même s’il ne pouvait pleinement comprendre cette qualité de sagesse et de résignation. Il n’en avait jamais pris la pleine mesure à l’époque où il était un simple mortel. Il le pouvait encore moins aujourd’hui.